Afin de répondre à cette question, j’ai choisi un poème intitulé “Nous dormirons ensemble” écrit par Louis Aragon, publié en 1963 dans un recueil se nommant ‘Le fou d’Elsa”.
Commentaires:
Que ce soit dimanche ou lundi
Soir ou matin minuit midi
Dans l’enfer ou le paradis
Les amours aux amours ressemblent
C’était hier que je t’ai dit
Nous dormirons ensemble
C’était hier et c’est demain
Je n’ai plus que toi de chemin
J’ai mis mon cœur entre tes mains
Avec le tien comme il va l’amble
Tout ce qu’il a de temps humain
Nous dormirons ensemble
Mon amour ce qui fut sera
Le ciel est sur nous comme un drap
J’ai refermé sur toi mes bras
Et tant je t’aime que j’en tremble
Aussi longtemps que tu voudras
Nous dormirons ensemble.
Louis Aragon.
Si on s’intéresse à la forme…
Louis Aragon a choisi de parler d’Amour sous la forme d’un poème, comme une ôde, une déclaration à l’être aimé. Il a structuré son poème en trois strophes de six vers chacun, ce qui nous fait au total 18 vers.
Chaque strophe représente quant à elle une période de la vie et on peut se demander si l’auteur n’a pas fait exprès de choisir 3 strophes.
En effet, dans la culture judéo-chrétienne, le nombre “3” est un nombre sacré; il est relié directement à l’activité de Dieu au travers la sainte trinité. Il est considéré que Dieu est présent sous trois formes: Le Père, Le Fils et le Saint-Esprit.
Par ailleurs, le nombre 3 et sa signification est peut-être ce qui lie le plus l’Humanité, puisqu’on peut le retrouver dans chaque civilisation peu importe les époques et les disciplines. La Terre est placée 3ème dans le système solaire (seule planète connue à ce jour où l’on trouve de la vie), on parle des 3 grandes religions monothéistes, la vie elle-même est guidée par cette trilogie “naissance, vie, mort”, nous parlons des 3 couleurs primaires (jaune, bleu, rouge), également sur le plan scientifique , il existe 3 formes de matières (le liquide, le solide et le gazeux), enfin, nous pouvons mentionner notre devise républicaine, quand à elle composée de 3 mots “Liberté, Égalité, Fraternité.
Le nombre 3 est un nombre finalement qui représente la perfection, la réconciliation, et l’achèvement. D’ailleurs, ne faut-il pas deux individus pour en créer un troisième ?
Là réside toute la magie de cette signification.
Vouloir parler d’Amour en trois temps c’est finalement lui associer cette dimension sacrée, et
c’est ce que fait Louis Aragon à travers ce texte.
et au fond…
Le poème s’intitule “Nous dormirons ensemble” et rien qu’à travers le titre, nous pouvons de nouveau voir cette vision sacrée de l’Amour. Pourquoi sacrée ? L’auteur lie l’Amour à la vie.
Pour lui aimer c’est vivre et vivre c’est aimer. En effet, le lit est un symbole très fort du couple puisqu’il représente le centre de la vie. C’est l’endroit où nous sommes conçus, où l’enfant naît (ou naissait dans le passé avant la création des maternités), c’est là où l’enfant va vivre de façon plus ou moins violente son complexe d’oedipe en comprenant sa place dans le schéma familial; c’est là où se joue l’érotisme d’un couple, c’est là où nous dormons et donc c’est le lieu de nos rêves, et enfin c’est là où nous fermons les yeux une dernière fois lorsque nous mourrons; d’ailleurs ne parle-t-on pas de repos éternel ?
Ce poème est structuré en 3 temps qui représente les 3 phases de l’amour.
La première strophe est l’amour intense que l’on vit au début d’une relation :
‘’Que ce soit dimanche ou lundi / Soir ou matin minuit midi / Dans l’enfer ou le paradis ‘’.
L’amour ici, c’est l’amour passion. Cet Amour est encore brûlant, il fait perdre la notion du temps, des jours et même la perception de la lumière. Cette perte de perception du jour ou de la nuit montre que la lumière qui nous fait vivre à ce moment-là lorsque l’on est amoureux, ce n’est pas celle du soleil, mais celle de l’être aimé dont dépend notre existence. Également Louis Aragon parle du côté destructeur de cet Amour passionnel qui peut amener parfois aux affres de l’enfer “dans l’enfer ou le paradis”. Cet amour tant il nous anime et nous déchire, nous fait nous sentir vivant, quoiqu’il en coûte.
La deuxième strophe quant à lui fait référence à cet amour tendre que l’on a après la passion des débuts. C’est un amour fort mais beaucoup plus doux comme fait la référence ce vers “Avec le tien comme il va l’amble”. En effet, l’amble est “une allure naturelle ou acquise d’un quadrupède, entre le pas et le trot”, et dans cette strophe nous sommes justement entre l’Amour intense et l’amour calme.
Également, ce deuxième temps de l’amour est le temps du chemin de vie parcouru ensemble, c’est le temps du partage, de l’intime, du quotidien “ Je n’ai plus que toi de chemin / J’ai mis mon cœur entre tes mains”. Les individus deviennent un couple et ce couple dispose d’une entité propre où les deux se rejoignent.
D’ailleurs il est intéressant de noter que dans chaque strophe, au niveau du 4ème vers, celui-ci se termine toujours pas une rime en “-amble”.
Chaque vers donne cette indication sur la puissance de l’Amour:
Strophe 1: Les amours aux amours ressemblent
Strophe 2: Avec le tien comme il va l’amble
Strophe 3: Et tant je t’aime que j’en tremble
Dans la dernière strophe, Louis Aragon fait référence à la mort qui est la seule à pouvoir séparer un couple qui s’aime. Il est dit d’ailleurs lors des cérémonies de mariage dans la religion chrétienne « Jusqu’à ce que la mort vous sépare”. Au travers du poème cette idée se retrouve avec le vers “ Le ciel est sur nous comme un drap “. Le drap, de suite, nous vient cette représentation symbolique du linceul. Un linceul, un suaire ou drap mortuaire, est une pièce de tissu s’apparentant à un drap dans laquelle on enveloppe un cadavre. Le premier
exemple connu est bien sûr, celui du Christ. La dimension sacrée et symbolique de l’Amour se poursuit donc jusqu’à la fin, et peut-être même au-delà de la mort ? C’est d’ailleurs ce que nous confie l’auteur au travers cette strophe ‘’Aussi longtemps que tu voudras ‘‘. Autre symbolique forte de cet Amour qui traverse la vie, le vers “J’ai refermé sur toi mes bras” fait référence à un rite funéraire de la religion orthodoxe, où après avoir déposé le défunt dans son cercueil, il est recommandé de lui croiser les bras sur son torse.
Ici, Louis Aragon ne referme pas les bras de l’être aimé, mais l’enlace comme ultime geste d’amour et ultime déclaration que l’on peut interpréter par “Je n’aimerai que toi, maintenant que tu n’es plus de ce monde, mon coeur avec lui s’est envolé”.